Comment j’ai conçu mon avionnette
par
Henri Mignet
Voler ?
Est-ce possible ? Cette machine qui se précipite, là-bas, dans l’herbe,
qui fonce à corps perdu dans un fracas de tonnerre, va-t-elle quitter le sol ?
Ses roues bondissantes s’immobiliseraient ? On verrait du ciel entre sa
masse et l’horizon ? En effet, vrombissante, elle passe et disparaît
bientôt en plein ciel… Mécanique maladroite, qui se traînait misérablement
tout à l’heure pour prendre son vent, elle vient d’entrer puissamment dans
son domaine.
Voler ? Mon cœur tic-taque… Pourvu que je ne casse rien ! J’ai construit, ajusté, réglé. Le moteur tourne rond, la chaîne tient, le dynamomètre accuse la traction prévue ; tout est en ordre, cela doit décoller. J’enlève les cales, donne des gaz… L’avionnette obéit parfaitement au pied, vire, « prend son terrain » à l’extrême bout du champ. Toute la sauce. Cela cahote ; l’envergure balance ; cela tape brutalement derrière… Plusieurs secondes et quelque chose de nouveau, de grave se produit : comme une voiture d’un mauvais pavage au macadam poli, la machine a pris une fixité spéciale, a basculé sur l’avant et ne touche plus que les bosses… L’herbe fuit, les bonds s’allongent… j’amène doucement le manche à moi… et c’est la glissade moelleuse, sur un tapis impalpable, tandis que la prairie s’enfonce.
J’ai volé dans un avion construit par moi… je suis heureux !
¤¤
Comment j’ai conçu mon avionnette ?
Voler était la hantise de ma vie, une obsession. Quelques « baptêmes »
exaspérèrent mon désir.
La vue d’une prairie plate, d’un beau nuage, ou d’un corbeau
s’enlevant à grands coups de ses ailes bleues, me rendait malade. Etat
pathologique. Il me fallait un remède.
Acheter un avion ? Catalogues, lettres, forfaits de pilotage ?
L’aspirateur de poussière à 900 francs, passe encore… l’avions à 60.000
balles… ça ne prend pas. Je désire une brouette, on m’offre un camion !
Il n’y a pas de petits avions sur le marché. Les avionneurs n’ont pas
compris : fournisseurs des gouvernements, ils abstraient la conception
commerciale. Le budget d’un aviateur est de 40.000 francs par an, et, quand il
peut plier ses ailes, il lui reste encore 4 m. 50 d’envergure !
Construire un planeur ? Voici des plans de « Zögling »
que j’ai achetés 100 marks en Allemagne. Camelote de pur style germanique
n’ayant aucune qualité esthétique ni technique. Est-ce donc là le résultat
vulgarisé de l’effort des laboratoires ? Profilage, finesse de pénétration,
pureté de ligne ? Qu’elle est pauvre cette carcasse, cette ombre de
planeur ! Et puis, qu’en ferai-je ? Pour l’utiliser, il me faut du
monde, de l’aide bénévole, un caoutchouc, un treuil ou une voiture pour me
remorquer et me lancer… En voilà une organisation ! Du sport cela ?
Une véritable entreprise de patronage… Et je suis seul !
Pourquoi ne pas me fabriquer un véritable avion ? Est-ce impossible ?
Etudions ce projet en détail.
Supposons le problème résolu et cherchons un ordre de grandeur.
La moteur ? Voilà le grand point d’interrogation. Sans moteur, le
meilleur avion n’est qu’une carcasse inerte, tandis qu’un mauvais planeur
peut voler admirablement s’il est tiré par un bon moteur. Cherchons celui-ci.
Où ? 15 chevaux ? N’est-ce pas la puissance des moteurs de
motocyclettes modernes, catégorie 500 centimètres cubes ? La principale
difficulté est résolue. Ouf ! A nous les performances !…
Il s’agit à présent de s’en servir et de l’adapter
convenablement. Raisonnons. Nous économiserons temps et peine.
Un moteur de moto 500 cmc. donne 15 à 17 chevaux, à condition de
tourner vite, très vite, soit de 3.000 à 4.500 tours par minute. Il est
inutile de prétendre, à ces vitesses-là, caler une hélice directement sur
l’arbre moteur. Pourquoi ? Parce que, pour ne pas freiner le moteur à
une vitesse plus faible, ce qui lui enlèverait des CV, il faudrait une hélice
de diamètre réduit, moins de un mètre, par exemple.
Les purs techniciens vous assureront qu’en plein vol, à 200 kilomètres-heure,
cette petite hélice rapide aura un rendement excellent, supérieur à tout
autre… Mais je vous avertis qu’un avion n’est pas seulement destiné à
voler : il faut aussi, et avant… qu’il décolle ! Si le terrain
n’est pas un champ de glace poli, ou une
plage de sable fin mouillé, la petite hélice ne le décollera jamais !
Cette petite hélice crée derrière elle une trombe de vent qui vous coupe la
respiration, mais elle tire à peine 25 kilos. Il nous en faut au moins 50.
Force nous est de caler l’hélice sur un arbre secondaire, lié au
moteur par une transmission, de façon à ce que le moteur tourne à ses 3 ou
4.500 tours, vitesse à laquelle il donne bien toute la puissance prévue. Nous
sommes alors libres de donner à l’hélice un diamètre compatible avec un
encombrement acceptable : 2 mètres, par exemple. Elle tournera à 900-1000
tours et tirera 60 kilos bien tassés. Le rapport de démultiplication sera de
trois environ, soit des pignons de 16 et 48 dents, que l’on trouve sur le
marché. La chaîne de liaison sera celle utilisée par les grosses motos, soit
le pas de 15 ´
9. L’hélice et son pignon seront boulonnés sur un moyeu de side-car Harley,
à moins que l’on préfère un montage sur tube de 30 ´
35 mm. et roulement à billes, gorges profondes, faisant à la fois butée. On
prendra soin de relier métalliquement (tubes 21 ´
24) l’arbre d’hélice au carter du moteur, voir même aux culasses si des
boulons s’y prêtent. Ainsi agencé, notre « groupe propulseur »
va répondre efficacement à notre désir : l’hélice nous arrachera du
sol en soixante mètres… A nous les petits terrains et la montée rapide .Vive
la grande hélice démultipliée !
Quant au planeur, voici un relevé de factures des marchandises neuves :
2
roues………………………………………..fr.
440
32
mètres carré toile…………………………
260
Vernis
cellulosique……………………………
200
Quincaillerie……………………………………
200
Contreplaqué……………………………………
300
Lattes
et baguettes……………………………
400
Madrier
d’hélice……………………………….
30
Divers…………………………………………….
170
Total…………………………………..fr.
2000
Sans chercher l’extrême économie et en employant des articles de très
bonne qualité, moteur d’occasion révisé à neuf, nous allons pouvoir nous
construire une avionnette qui nous coûtera beaucoup moins de 4.000 francs.
¤¤
J’adopte
le bec de nervure pointu pour facilité constructive et légèreté. Le bec
rond, s’il est nécessaire aux avions puissants volants sous incidence très
différentes (grande vitesse ou grande montée), ne s’impose nullement à
notre faible puissance massique commandant une incidence usuelle toujours proche
du régime économique.
Enfin,
quand je tournerai l’aile en longueur au-dessus du fuselage, pour le transport
sur route derrière moto, je replierai l’aileron par-dessus l’aile.
L’encombrement en largeur en sera plus que 1 m. 50.
Un
fuselage… c’est en somme une espèce de caisse d’emballage, mais comme le
contreplaqué n’est pas cloutable sur lui-même, pour constituer les angles,
les arêtes de la caisse, il faut intercaler une latte plus épaisse recevant le
clou, lequel pressera sur chaque face une large surface de colle. Bien entendu
(simplifions, même au risque d’être un tantinet lourd), le fuselage est entièrement
en contreplaqué. Les quatre lattes constituant les arêtes viennent se réunir
à l’extrême pointe arrière : un nœud de résistance portant l’équilibreur
et qui demanderait un fameux « cheval de bois »
pour être rompu !
La
barre de chevalet support de l’aile s’appuie en arrière sur un prolongement
du dossier du pilote, en forme de pyramide (suppression des croisillons de
« cabane » et profilage de la tête du pilote) et en avant sur un A
en tubes, boulonné à des tôles pliées.
Empennage ?
Mon « coucou » à grandes gouvernes et grandes ailes, par vent
moyen, ne pourra pas, vent arrière, aller prendre sa ligne de départ. Il fera
girouette ; il décrira des huit sur le terrain. Je vais, au lieu d’une béquille,
lui mettre des roulettes orientables sur le même axe que le gouvernail. Ce
dernier, léger, suivra les cahots du sol. L’arrière et l’équilibreur,
plus lourds, seront parfaitement bien suspendus, tandis que les roulettes en
lentilles s’enfonceront à demi dans le sol, dirigeant l’appareil en dépit
du vent.
J’ai
une aile auto-stable, un long fuselage. Je puis me contenter d’un équilibreur
sans plan fixe, d’une seule pièce (finesse totale améliorée), à courbure
symétrique. Son pivotement ? Oh ! pourquoi chercher les difficultés ?
Que m’importent les sourires en coin de Monsieur-le-Dessinateur ? L’équilibreur,
immobilisé par des tendeurs dont l’alignement matérialise son axe de
pivotement, oscille sur un doigt solidaire d’une ferrure boulonnée sur la
pointe arrière du fuselage. Cela ne cassera pas !
Une
superstructure pyramidale forme quille et porte la coulisse du gouvernail.
En
cas de pluie ou de rosée… Car il peut se faire qu’avec mon « coucou »
je campe sous la tente, en pleine campagne, au hasard d’un terrain
d’essai… j’enduirai ma carlingue, en dedans et en dehors, d’une double
couche de gomme laque ou de peinture cellulosique, de celle employée en
automobile. Ces vernis insolubles dans l’essence me laisseront, après un
grand coup de chiffon, un « coucou » tout flambant neuf.
Je
n’oublierai pas lattes, baguettes, colle et clous. Chatterton, ficelle et fil
de fer ont sauvé des situations…
_
Vous avez oublié l’hélice ! _ Ce délicat organe ne peut que sortir de
chez le fabriquant spécialisé…Où avez-vous acheté la votre ? A quel
prix ?
_
En effet, j’oubliais de parler de ce petit travail, sympathique et facile !
Raisonnons bien. Une hélice, c’est, en somme, l’aile d’un avion réduit
volant dans un manège. La sustentation-avion, c’est la traction-hélice .
Une hélice, c’est une palette de bois passée au papier de verre, qui attaque
l’air, pendant le vol, sous une incidence analogue à celle d’une aile
d’avion volant au régime économique, soit 3 à 4 degrés environ.
Si
l’on calcule que la vitesse circonférencielle de la pale est, au bout du diamètre,
de l’ordre de 200 kilomètres-heure pour notre hélice démultipliée,
qu’elle n’est plus que de 100 au demi-diamètre et 50 au quart du diamètre,
on voit, eu égard à la résistance de l’air qui obéit au carré de la
vitesse (R=KSV²), que la partie intéressante du bout de bois est sa moitié
extérieure : c’est l’aile proprement dite, aux courbures simples,
qu’il est facile de suivre au rabot. Le reste constitue le moyeu et les bras,
que l’on taille sous la seule préoccupation de solidité (force centrifuge)
et esthétique (client).
Connaissant
la vitesse de l’avion et la rotation de l’hélice, on dessine
l’inclinaison de la pale de bout, à la moitié et au quart du rayon. Le traçage
du madrier de hêtre ou de noyer est alors très facile. Après avoir saigné le
bois de coups de scie pour faire sauter au ciseau les tranches de matière
inutile, le rabot et la plane façonnent automatiquement le délicat organe du
fabriquant spécialisé…
Mon
hélice ? Elle m’a coûté, bois, dégrossissage et vernis, moins de 50
fr. Taille : un jour. Ma dernière porte le n° 14 ; elle n’est guère
mieux réussie que le n°1. Aucun apprentissage n’est nécessaire, il n’y a
l’ombre d’une difficulté.
Et
j’aurai construit mon « coucou » en quelques quarante journées de
huit heures…
R .r.r.r.r.r.r.r.r.r.r.
J’enlève
les cales, enjambe la carlingue, m’enfonce dans mon baquet…
_
Eh là !
_
Tiens…Bonjour Georges Houard ! Que venez-vous faire ici, professionnel de
l’indiscrétion ? On ne peut donc rien cacher aux « Ailes » !
_
Je viens m’accrocher à votre béquille, mon cher Mignet, car, tel que je vous
connais, je vous crois capable de dépasser les limites de la propriété
particulière où je vous ai déniché. Vous n’avez pas le droit d’en dépasser
les clôtures sous peine d’être en défaut vis-à-vis du Service de la
Navigation Aérienne.
_
Ah ! J’oubliais les officiels ! Alors ?
_
Mesurez-vous l’importance du problème que vous posez ? Votre
construction est réussie ; il serait dommage de l’immobiliser. Vous
seriez seul, qu’à la rigueur le ministre de l’Air autoriserait vos
galipettes, aux heures creuses d’un aérodrome public…Mais vous voici
quelques cinquante amateurs, cent bientôt, en France ; vos accolytes se préparent
à l’étranger…Le problème devient international…
_
Evidemment ! Eh bien, voici une source nouvelle d’activité pour notre
Service Technique de l’Aéronautique ! Un problème passionnant à résoudre !
Du nouveau enfin ! Il va falloir déterminer les règles du Sport de
l’Air…Que dis-je ?…du code de l’Aviation légère, catégorie
des moins de 100 kilos, dont L’avenir formidable dépassera les limites
d’un sport
Admettez
que nous soyons les pionniers de « Conscience Aéronautique ». Il
est bien naturel…(et peut-être obligatoire) que l’ « Air »
nous aide et facilite nos efforts, car, de tout cela…
Vérification officielle : Essais statiques, contrôle, observance
d’un certain programme, immatriculation spéciale à l’Amateur, délimitation
de ses zones d’activité ?…Rien que de très normal.
Et soyez certain que, tout à l’heure, lorsque je vous aurai arraché
ma béquille des mains (car, vous savez…elle tire, mon hélice démultipliée !)
et que j’aurai sauté de dix mètres la clôture de mon terrain, je n’irai
pas faire des loopings au-dessus de la maréchaussée ni atterrir sur la place
de l’Hôtel-de-Ville ! et prudemment, modestement, j’espère bien
passer encore inaperçu, caressant mon dada favori sans nuire à personne,
inoffensif, en attendant la solution légale du problème.
Maintenant, ami lecteur, te voici convaincu d’une possibilité. Accepte
ces lignes somme de simples directives. S’il te plaît, mon HM 8, fruit de dix
années de travail d’un amateur, n’y change rien, sous peine de surprises désagréables ;
ou bien alors dessine, contemple et mesure les influences de chaque coup de
crayon.
Tu as un grenier, une cave, un petit coin d’atelier ; dans une
caisse : chignole, rabot, lime, marteau…outillage commun à tout
bricoleur. Il y a de la tôle chez le quincailler ; le fabriquant de
moulures t’enverra lattes et baguettes. Tu n’iras plus au cinéma qu’une
fois par mois et rompras définitivement avec le « pernod » et les
« gitanes » du buraliste…En même temps que tes facultés mentales
s’affirment, les 4.000 francs tombent dans la tirelire ! Un peu de
patience, quinze mille clous et tu vas « faire de l’Aviation » !
Tu vas devenir le propriétaire incontesté d’un avion. Tu en poliras les
tendeurs ; le moteur bien graissé, pur sang de mécanique moderne, en sera
le cœur actif, lui donnant cette personnalité particulière d’un être
vivant doué de caractère auquel tes réflexes devront obéir : il sera
ton enfant et ton maître. Machine familière, susceptible d’être défendue,
revendiquée, passionnément aimée, plus qu’on aime son chronomètre ou sa
caméra, vieux compagnons d’aventures.
Tu vas t’amuser follement ! Tu vas apprendre à conduire un moteur
autrement que par la manette des gaz : gicleurs, poussoirs de soupapes,
bougies, chaîne, compte-tours, clé à molette…
Voilà le Sport de l’Air !
Henri
MIGNET.
Sous la tente, quelque part en France, entre deux essais de l'HM 11
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