Les Ailes, n° 1229, 20 août 1949
LES TOURNEES DU DR. BARRET DE NAZARIS
LE "CRIME" de JEAN DE LA FARGE
Il n’est pas trop grave puisque ses juges l’ont acquitté et que le lendemain du procès toute la Magistrature de Cahors venait applaudir à ses évolutions à bord du H.M.-293
Barret
de Nazaris, Etienne, approchez de la barre, levez la main et prétez serment. »
Me voici à nouveau, dans l’enceinte du Palais de Justice, en audience
correctionnelle. Mais, cette fois, je ne suis que témoin et, bien que pénétré
de la majesté du lieu, plus sûr de moi qu’à Jonzac. Je suis, d’ailleurs,
chez moi à Cahors et les robes rouges des magistrats ne m’empêchent pas de
reconnaître les excellents amis que j’ai salué tout à l’heure…en civil.
Le délinquant, aujourd’hui, est ce grand jeune homme aux yeux clairs dont
l’attitude courtoise et digne n’a rien de désobligeant, ni pour lui-même,
ni pour ses juges. Son crime ? Le voici :
Un
jour de vent d’antan, alors qu’il faisait une démonstration de maniabilité
du H.M.-293 au dessus du terrain de Gaillac, emporté par le vent et le désir
de rejoindre Cahors, il se laissa dériver au-dessus des Causses. Il faisait
chaud. Le moteur piqua un excès de fièvre ; le pilote piqua vers le sol.
Dame ! Les champs ne sont pas très grands, pas très plats, et l’air est
un peu bousculé dans les couches inférieures. L’atterrissage commença bien,
mais se termina gentiment sur le dos. Les roues se sont effacées, le gouvernail
fut un peu froissé, la carlingue fendue, et quelques nervures de l’aile arrière
se trouvèrent mal. Pas d’écorchures pour le pilote qui apprend qu’il se
trouve à Beauregard, dans le Lot. Deux heures après, tout est chargé sur une
camionnette, sans difficultés, et celle-ci roule vers Cahors. De cette panne,
Jean de La Farge (vous l’aviez reconnu) ne se souviendra que par l’éclat
noir des yeux d’une bergère : « elle avait un regard !… »
Seulement il y avait aussi le regard de la Maréchaussée. Ca n’a pas
traîné. Le soir même, interrogatoire serré. Et voilà que l’on découvre
que, si l’avion est en règle, son pilote est bien le gangster dangereux dont
on a donné le signalement dans toute la France (mais, oui !), avec ordre
de le ramener, mort ou vif, menottes aux mains, car il est frappé d’une
interdiction de vol de deux ans après l’élégant mouchardage d’un des
champions de notre Aviation sans moteur. Hélas ! oui, il en est ainsi…
Je suis désigné comme séquestre de l’épave et je réponds de notre
jeune mousquetaire de l’air. Il est resté prisonnier sur parole, chez moi,
pendant huit jours. Je ne m’en plains pas. Il a bien occupé ses loisirs, car
l’avion a été réparé en cinq secs avec les morceaux d’une vieille
carlingue et la toile d’une aile d’avion cassé. Il est prêt à reprendre
ses vols et, pour l’instant, à répondre de son forfait.
La franchise, la bravoure, la loyauté de ses explications, bien
qu’elles impressionnent favorablement le Tribunal, ne suffiraient pas à le
protéger de la loi. Heureusement, Maître Faugère agite les manches de sa robe
à la manière d’un ange gardien et le voilà sauvé ! Après le réquisitoire
très modéré de l’Avocat général, réclamant lui-même indulgence, comment
répondre à un avocat qui commence sa plaidoirie en disant aux juges :
« Je viens vous offrir les moyens d’accorder un acquittement que vous désirez. »
Et effectivement, il a si bien conduit le jury à travers les fourrés de cette
inconvenante Loi de 1924 que Jean de La Farge sort du box des accusés et que Maître
Pierre Faugère peut, aux applaudissements du public, épingler, à sa
collection, son troisième acquittement de navigateur aérien !
Le
lendemain, tout le Palais de Justice était à l’aérodrome de Labéraudie
pour assister aux évolutions de cet appareil inaccoutumé et de ce pilote hors
la loi. La Magistrature n’était pas seule. Depuis quelques jours déjà,
l’aérodrome se peuplait de curieux ayant eu vent de l’affaire et qui chaque
soir surveillait, de plus en plus nombreux, le rétablissement de l’appareil.
C’est un fait remarquable. Vous mettez un « Pou du Ciel » dans un
désert : une semaine après, vous pouvez monter un bar et faire payer les
sièges, vous ne ferez pas faillite !
Aujourd’hui, tout le monde savait que Jean de La Farge allait voler et
l’aérodrome avait retrouvé son atmosphère des beaux jours d’antan. Je
parlais de 1935 !…
Par un heureux concours du hasard, M. Blaysat s’était posé, la
veille, avec son Bassou-41 qui, malgré son envergure de 8 m., faisait figure de
gros avion aux côté du H.M.-293. Et par surcroît de chance, Burtin passa dans
l’après-midi sur son N.C.-853. Un vrai petit meeting improvisé. Ah ! la
bonne après-midi !
Le H.M.-293 avait subi quelques modifications forcées. Plus de cockpit,
un tout petit pare-brise et le buste entier du pilote dépassant du fuselage de
20 cm. de hauteur…La toile hâtivement rebarbouillée, les morceaux de
contreplaqué multicolores donnent à l’appareil un aspect d’arlequin assez
carnavalesque. Notre jeune d’Artagnan, qui ne redoute pas les taches
d’huile, a revêtu une chemise blanche immaculée qui se gonfle au souffle de
l’hélice comme une voile.
Le Poinsard ronronne et donne ses tours. L’hélice réparée et ajustée
à coup de hache _ chose vue ! _ tire le petit avion sur ses roues
minuscules (des roulettes de queue de Morane-500). En quelques 70 mètres, hop !
en l’air… Quelques dizaine de mètres au second régime, et puis grimpette honnête
à 2 m./sec. Le petit appareil monte en spirale jusqu’à 150 m. et le voici déchaîné.
Virage sur virage, piqués, chandelles terminées par un renversement,
rase-mottes à 150 km.-h. La vitesse de croisière se situe autour de 130 km.-h.
et l’atterrissage, à 60 km.-h., n’exige pas 100 mètres.
Je décolle sur le biplace Bassou, en solo, tiré par l’admirable
Continental 65 CV. et n’ayant pas l’appareil en main, je me promène à 120
km.-h. comme sur un bon vieux « Luciole ». De la Farge tourne autour
de moi comme un chasseur. Il me coiffe facilement à la montée, me dépasse,
revient, s’enfonce sous mes roues comme un oiseau de proie. Je suis un peu éberlué.
En bas, l’hilarité est générale. Lacroix conclu lapidairement :
« Des avions comme ça passeraient entre les chasseurs comme des mouches
à travers les doigts. »
Et voici cependant, l’homme qui ne peut avoir son brevet de pilote !
Je dirai pourquoi tout à l’heure…
…Les amateurs de baptêmes se pressent. Burtin nous aide un peu avec
l’admirable N.C.-853 et je viens à la rescousse avec le Stampe du club. Mais
j’ai honte de mes 140 CV…
Je préfère voler avec de La Farge, lui sur son H.M.-293, moi sur le
Starck sont je laisse une partie de ses 60 CV. en avant de la manette des gaz. Là,
tout de même, je tiens mon bonhomme, même avec 800 tours d’hélice inutilisés.
Cette fois, c’est moi qui tourne autour de lui et qui le coiffe. Le « C.I.D. »
s’amuse. C’est l’hirondelle et le libellule.
Je me régale de voir en liberté, dans le ciel, ce pauvre « Pou du
Ciel » tant discuté, tant chéri, tant détesté, monté par ce jeune
chevalier, chevelure au vent, chemise ouverte par la chevauchée. Précurseurs,
rêveurs morts dans la misère, martyrs des premières envolées, vous pouvez
vous endormir dans vos tombes, la lignée continue, votre flambeau n’est pas
éteint. Il est en bonnes mains.
Je voudrais bien essayer l’autoplan N.-80 qui est enfin terminé. Il
est sur ses deux roues et sa béquille. J’ai dû abandonner la roulette avant
qui, mal placée, me faisait faire des bonds de marsouins inquiétants.
Je fais des essais de roulages : le train d’atterrissage est bien
placé. Bonne conduite, virages au sol corrects, je peux y aller ! Me voici
en bout de piste, bien décidé pour une ligne droite. Avec la joie que vous
devinez, je pousse simultanément manette des gaz et manche. L’appareil accélère
autant que le permettent le moteur Anzani et ses trois pattes. Je sens la queue
de l’appareil devenir légère ; elle va se lever…Hélas ! je
n’ai plus que deux cylindres. Le troisième s’est fendu au niveau de la
culasse. Déception et résignation… Ce sera pour plus tard.
Tous les essais ne se terminent pas en triomphe et les voyages au but.
Trois jours après cette journée mémorable, je reçois un coup de téléphone :
_ « Allo…
_ Allo, c’est moi. »
_ Qui, moi ?
_ Jean…
_ Quel Jean ?
_ De La Farge.
_ Bon, où êtes-vous ?
_ Chez moi.
_ Avez-vous fait bon voyage ?
_ Euh !…Ca n’a pas très bien marché. A quarante kilomètres de
Cahors, j’entend frtt…Je réduis, je mets pleins gaz, rien ne vibre. Je
continue. Quelques minutes après, j’entend encore frtt…Je réduis, le
moteur cale, plus d’hélice ! Je suis rentré en me faisant remorquer. Il
n’y a pas trop de mal. Juste un gouvernail un peu cassé.
_ Et les gendarmes ?
_ Je ne les ai pas encore vus.
Hélas ! _ ou heureusement _ on ne peut échapper aux gendarmes.
Comme Argus, ils ont cent yeux et des milliers d’oreilles. Mais, cette fois,
c’est la Police aérienne de la région de Toulouse qui prend l’affaire en
mains et l’épilogue a lieu à Paris, devant le Conseil de Discipline qui,
avec à-propos et esprit, passe un coup d’éponge général sur le cas de de
La Farge contre la promesse formelle de se mettre en règle et d’obtenir le
brevet de pilote.
Ce n’est pas si facile que cela. Jean de La Farge n’a piloté que des
« Pou du Ciel » et ne sait pas se servir de ses pieds. Il lui faudra
acquérir de nouveaux réflexes au prix de quelques heures supplémentaires de
double-commande. Si je ne fais pas un grief à la formule Mignet de voler sans
ailerons, je lui en fait un d’avoir placé la commande direction au manche.
Etant dans le cas inverse de mon
ami, et ayant piloté davantage d’avions classiques que de « Pou »,
je me vois dans l’obligation de décliner les aimables invitations d’essais
sur des appareils ne possédant pas de palonnier.
C’est d’ailleurs cette conduite hétérodoxe qui a fait réfléchir
le pilote d’essais de Brétigny désigné pour faire les essais des H.M.-290
et 280, amenés au Centre d’Essais récemment. Le commandant du Centre n’a
pu confier ces appareil à Jean de La Farge, car il n’a pas son brevet de
pilote et, en quelques heures de vol, il aurait bien accumulé assez
d’infractions pour un retrait de licence à vie ! Cependant, ses conseils
et la grande connaissance de ce genre de pilotage auraient pu servir.
Sur
un mouvement d’humeur, il a pris son billet
de passage pour Buenos-Aires où Mignet l’appelle. En Septembre, il
nous quittera. Nous agiterons nos mouchoirs en lui souhaitant un merveilleux
voyage, en le chargeant d’un amoncellement de messages amicaux pour Mignet et,
j’y ajouterai…mes recommandations de prudence. Il faut que Jean de La Farge
vive encore cinq ans pour qu’il passe le cap dangereux des impulsions d’un
sang trop généreux et qu’il nous revienne, pilote parfait, prêt à donner
toute sa mesure…
Dr BARRET DE NAZARIS.